"Le souvenir est le parfum de l'âme." PV Naoki

« Le souvenir est le parfum de l'âme. »
[George Sand]

Petite, j’avais souvent entendu dire que les Mnésiques, s’ils apprenaient trop de choses durant leur vie, devenaient fous avant de mourir. Les autres trouvaient ça drôle, chez les Cogistes, cela les amusait. Je n’étais pas spécialement d’accord avec eux, mais si cela les amusait, je les laissais dire. J’avais été victime d’une de ces « crises », une fois. C’était parti, comme ça, aussi vite que c’était venu. A vrai dire, je venais d’apprendre le massacre de ma famille adoptive. Je les avais revus, tous, chacun de mes souvenirs était remonté, en même temps que les autres, mêlant dans mon crâne voix, images et odeurs interminables.

J’étais grimpée par je ne sais quel moyen sur le toit plat d’une maison plutôt haute, et je m’étais assise, les jambes dans le vide. Je revenais de Blackpowl, où j’avais rencontré Joey Jones. Joey. LE Joey qui avait toujours figuré sur mon médaillon depuis que j’étais petite. Le mystérieux Joey qui m’avait abandonné, ou qui était mort – du moins, j’avais cru ça -, le Joey qui aurait éventuellement pu être mon père, et qui aurait pu combler ce manque constant que ressentent les enfants qui n’ont jamais eu la joie de connaitre leurs vrais parents. Mon père se révélait être un monstre, une bête capable de tuer de sang-froid, servant la personne la plus détestée au monde, la personne responsable du malheur d’Orion…

Je n’arrivais pas à encaisser cette nouvelle. J’avais envie d’en savoir plus, de percer tous les mystères qui tournaient autour de mes quatre ou cinq premières années, mais… J’avais toujours été un peu naïve, au fond, pour avoir osé imaginer qu’un jour, tout ceci se terminerait en happy end. Trop de pensées se bousculaient. Je ne contrôlais plus rien, plus rien du tout. Elles tourbillonnaient, se bousculaient dans mon esprit, m’empêchaient de raisonner convenablement, prenaient le dessus. Je pris ma tête entre mes mains, tremblante. J’allais moi aussi devenir folle, si ça se trouve… Non. Je n’allais pas devenir folle… Pas tout de suite, j’étais trop jeune. Mais dans ce cas, pourquoi n’arrivais-je pas à dominer toutes ces émotions, toutes ces images ?

Je fermai les yeux, j’avais même du mal à respirer. Il me sembla alors entendre quelqu’un, juste à côté de moi. J’avais maintenant des hallucinations, je devais délirer, très certainement…

- On fait la manche ?

Je levai un regard encore un peu embrumé vers le rebelle qui venait de m'adresser la parole. L'homme, d'un âge assez avancé, de forte stature, me fixait d'un drôle d'air. Il s'arrêta à ma hauteur et en profita pour poser sa brouette un instant, s'éponger le front, jouer des épaules et prendre une pause.

Certes, j'étais assis sur le trottoir, mais je n'avais rien d'un clochard.

- Nan, répliquai-je en me levant d'un même mouvement.

Je n'étais pas d'humeur à faire la causette avec un inconnu. Sans plus m'attarder, je partis, laissant là le rebelle étonné.

A vrai dire, je n'aurais eu envie de parler qu'à une poignée de personnes, triées sur le volet. Et elles ne risquaient pas d'apparaître comme par magie pendant que je me promenais dans Leichester - ou alors, si, une d'elles.

Je ressentais comme un furieux besoin de... solitude. D'isolement, pour pouvoir contempler tranquillement un joli paysage sans avoir à penser à rien. Je fourrai ma main dans la poche de mon jean et levai la tête vers le ciel. Il était beau, bleu, pur, mais peu à peu envahi par d'énormes nuages grisâtres chargés de pluie, menaçants par leur masse titanesque et leur couleur triste. Le soleil n'en avait plus pour longtemps avant l'arrivée de la pluie. La nouvelle ne me fit ni chaud ni froid. J'aime bien la pluie. Ça donne toujours un ton dramatique à une scène. Je souris dans le vide, une espèce de rictus crispé mais pourvu d'un soupçon de sincérité. Je n'allais pas pouvoir continuer à déprimer longtemps ; me laisser aller de la sorte, ça ne me ressemblait pas, même si j'avais l'impression d'être arrivé à un point de rupture dans la route que je suivais habituellement, comme un carrefour, qui devenait enfin visible après des années dans l'ignorance.

Mais j'étais bien loin d'obtenir mes réponses.

Quelle idée vous vient quand vous cherchez un endroit calme et retiré ? Une forêt déserte ? Eh bien non. Les toits. Je partis en direction de la banlieue, préférant ne pas trop attirer l'attention en grimpant sur une propriété privée, puis j'escaladai la paroi d'une maison avec une rapidité et une agilité effrayantes. Normal, j'étais un Cogiste.

Ce fut seulement après cinq minutes de chemin sur les toits que j'avisai une jeune femme qui avait eu la même idée que moi. Et je connaissais la jeune femme en question. Ce fut cette fois un sourire franc qui étira mes lèvres.

- On attend la pluie ?